3 décembre 2013, 14:12
Posté dans : Actualités, Economie et finances, Interventions
Colloque du FONDAFIP « Crise des finances publiques et évasion fiscale » du 15 novembre 2013 au Sénat
Le Professeur Michel BOUVIER m'a demandé d'intervenir sur le thème plus particulier de la fraude fiscale sur internet

Voici le texte de mon intervention :
Il m’échoit de vous parler de la « fraude fiscale sur Internet ». Cela me donne tout d’abord l’occasion de rappeler en préambule les travaux diligentés dans ce domaine par le Sénat, qui s’intéresse particulièrement aux problèmes de la fraude fiscale, comme vous le savez.
La fraude fiscale sur Internet existe, et elle est monnaie courante : fraudes à la TVA, vendeurs professionnels qui se font passer pour des « particuliers » sur des sites d’enchères pour échapper à l’IS ou à l’IR etc. Un récent rapport sénatorial[1] sur la vente en ligne de biens matériels a même montré que les colis expédiés depuis l’étranger étaient presque toujours sous-déclarés lors de leur passage en douane… Mais, on le voit bien, il s’agit là d’une fraude fiscale de droit commun, qui est bien loin de résumer le problème.
En réalité, le véritable défi que pose aujourd’hui l’économie numérique aux Etats, c’est celui de l’optimisation fiscale, de l’évasion légale et sans limite, domaines où les Google, Amazon, Facebook et autres Apple (dits les « GAFA ») sont passés maîtres.
De fait, l’économie numérique pousse à son paroxysme, et pour ainsi dire à son plus haut degré de raffinement, la logique de l’évasion fiscale dont il est question aujourd’hui.
Pourquoi ? Parce que les géants du Net ont cette possibilité de découpler de manière systématique le lieu d’établissement de leurs sociétés et le lieu de consommation de leurs services, et que leur structure juridique est optimisée dès l’origine dans ce but. C’est le grand avantage des modèles économiques reposant sur la propriété intellectuelle, les actifs incorporels et les services dématérialisés…
En fait, le défi que pose Internet au pouvoir fiscal des Etats, résulte d’une double révolution : la mondialisation économique d’une part, et la révolution numérique d’autre part, qui combinés, peuvent conduire à une érosion quasi-totale de la base fiscale.
Il résulte de tout cela que le niveau d’imposition des bénéfices des géants du Net, très faible, est sans commune mesure avec leur dynamisme économique et leur richesse. Un avis du Conseil national du numérique[2] (CNN) paru en 2012 estimait entre 2,5 et 3 milliards d’euros les revenus générés en France par Google, Apple (iTunes), Amazon et Facebook, soit un impôt sur les sociétés de 500 millions d’euros. Alors qu’en pratique, ces sociétés acquittent seulement 4 millions d’euros par an en moyenne…
De même, selon une étude du Greenlining Institute, le taux effectif d’imposition d’Amazon s’est élevé à 3,5 % en 2011, celui de Xerox à 7,3 %, celui d’Apple à 9,8 %.
On aurait tort de sous-estimer le problème, et de ne voir dans l’économie numérique que « quelques entreprises » à l’activité bien identifiée. En réalité, la révolution Internet « dévore » tous les secteurs économiques.
Hier, Internet se substituait aux librairies (Amazon), aux magasins de disques (iTunes), aux agences bancaires ou aux agences de voyages (Expedia, Boking.com)… Aujourd’hui, c’est le modèle économique des taxis qui est remis en cause (par des applications permettant de commander directement des véhicules depuis son smartphone) (Uber). On peut déjà trouver son prochain emploi (LinkedIn), ses prochaines lunettes (Sensee) ou sa prochaine âme sœur (Meetic) sur Internet.
Demain, le numérique colonisera la chaîne de valeur de toutes les entreprises, et les bénéfices correspondants seront déclarés à l’étranger, ou du moins dans le pays où on l’entend. Bien que difficile à mesurer, la valeur ajoutée qui échappe ainsi aux Etats est substantielle, et pose un problème majeur de souveraineté.
COMMENT ? LES MONTAGES
Comment s’y prennent ces entreprises ? Rien ne vaut, pour s’en rendre compte, quelques exemples.
Rappelons d’abord qu’en théorie, une société est imposable en France sur les bénéfices qu’elle réalise sur le territoire français.
Cela découle d’un principe de base du droit fiscal international, repris par le modèle de convention fiscale de l’OCDE, qui veut que le pouvoir de lever l’impôt sur les bénéfices appartienne à l’Etat dans lequel l’entreprise a son siège, sauf si celle-ci dispose d’un « établissement stable » dans un autre Etat[3]. Un « établissement stable », pour le dire simplement, ce sont des locaux, des hommes, des machines.
Or, précisément, les entreprises du numérique peuvent se passer d’établissement stable, puisque leur modèle économique repose sur des actifs incorporels et sur des services immatériels payés à distance. A partir de là, quoi de plus simple que de transférer ses profits vers des cieux fiscaux plus cléments ?
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Le montage le plus connu est le « sandwich néerlandais », ou encore « double irlandais ».
C’est notamment le montage utilisé par GOOGLE, qui fait intervenir une série de filiales qui se concèdent « en cascade » leurs droits de propriété intellectuelle.
1) Google Ireland Ltd, la société opérationnelle, réalise l’essentiel du chiffre d’affaires de Google hors Etats-Unis, principalement sous forme de recettes publicitaires. La société est installée à Dublin et emploie environ 3 000 personnes.
2) Google Ireland Ltd reverse ensuite l’essentiel de son chiffre d’affaires[4] (soit 72 %) à Google Netherlands BV, une société luxembourgeoise, sous forme de redevances d’utilisation des droits de propriété intellectuelle. Le flux est intra-communautaire, il n’y a donc pas de retenue à la source.
3) Google Netherlands BV reverse à son tour la quasi-totalité de cette somme à Google Ireland Holdings, qui, en dépit de son nom, est une société de droit bermudien – au motif que c’est là-bas que son conseil d’administration se réunit, sans doute au bord d’une piscine…
Pourquoi ce détour par le Luxembourg ? Tout simplement parce qu’il s’agit d’un « Etat-tunnel », qui ne pratique pas de retenue à la source pour les flux quittant l’Union européenne. Et voilà comment les recettes de Google se retrouvent, presque sans impôt, sur un compte aux Bermudes, où l’impôt sur les sociétés n’existe pas.
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Autre exemple : PAYPAL, service de paiement en ligne utilisé pour plus de 15 % du e-commerce français. La filiale du site d’enchères eBay n’a payé que 478 000 euros d’impôts en France en 2012, pour un chiffre d’affaires déclaré tout aussi ridicule de 1,7 millions d’euros.
Le schéma est le même : les « vrais » transactions s’effectuent en fait via une société luxembourgeoise, PayPal Europe SARL & Cie, qui réalise, elle, un chiffre d’affaires de 1,7 milliard d’euros. Et ces profits sont ensuite reversés à Singapour où, suite à une négociation rondement menée avec la cité-Etat, ils sont imposés à 1 %…
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Dernier exemple, et non des moindres : APPLE. En mai dernier, une commission d’enquête du Congrès américain, menée par les sénateurs Carl Levin (démocrate) et John McCain (républicain), révélait les dessous de l’ingénierie fiscale d’Apple. Le montage exploite toujours la même subtilité de la loi fiscale irlandaise, qui permet à trois filiales d’Apple d’être enregistrées en Irlande mais… résidentes fiscales nulle part.
Résultat : Apple détient pas moins de 102 milliards de dollars de liquidités sur des comptes offshore, et n’a payé presque aucun impôt sur les bénéfices au fisc américain ou aux autres Etats.
De fait, tant que ces bénéfices ne sont pas « rapatriés » aux Etats-Unis, ils n’y sont pas imposables. Voilà pourquoi Apple a préféré emprunter 17 milliards de dollars sur les marchés financiers cette année – un montant jamais atteint jusqu’alors – pour rémunérer ses actionnaires, plutôt que de rapatrier ses réserves.
En attendant un éventuel « tax holiday » auquel se refuse pour l’instant l’administration Obama, les liquidités d’Apple sont aux Iles Vierges. Amazon a choisi Gibraltar, Google et Microsoft les Bermudes, Facebook et HP les îles Caïmans…
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Pour le moment, on a au moins détecté une faille dans tout cela, une faille dans laquelle s’est engouffrée l’administration fiscale depuis 2010.
Toutes ces sociétés disposent de filiales et de bureaux en France : Google France emploie 400 personnes, Microsoft France plus encore. Mais officiellement, le rôle de ces filiales est subalterne : promotion commerciale, support marketing etc. Aussi déclarent-elles un chiffre d’affaires ridiculement bas : 138 millions pour Google (pour un chiffre d’affaires réel estimé à 1,4 milliards d’euros), 100 millions pour Amazon (10 % du total estimé), 17 millions pour PayPal (10 % également) etc. Pendant ce temps, les véritables transactions se font directement avec la filiale sise en Irlande, au Luxembourg ou aux Pays-Bas.
L’approche du fisc est la suivante : ces filiales constituent en réalité des « établissements stables ». Par ce biais, il est donc possible de taxer une partie des bénéfices réalisés en France par ces sociétés. Le fisc a par exemple notifié sur cette base un redressement de 53 millions d’euros à Microsoft, après une perquisition fiscale le 28 juin 2012 au siège d’Issy-les-Moulineaux. Mais, pour Microsoft comme pour les autres, la bataille contentieuse est loin d’être terminée…
Je vous disais tout à l’heure qu’il fallait distinguer l’évasion fiscale de la fraude fiscale sur Internet : en réalité, avec cette piste ouverte par l’administration, nous nous trouvons dans une situation où il est possible de requalifier une partie de l’évasion fiscale en fraude fiscale, et d’opérer les redressements qui s’imposent.
Mais cette piste n’est évidemment pas totalement satisfaisante sur la durée, d’autant qu’il ne faudra pas longtemps avant qu’elle soit contournée.
En matière de fiscalité du numérique, en réalité, il existe d’autres pistes, beaucoup plus originales quoique pas toujours abouties, et dont je voudrais vous donner un rapide aperçu.
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QUE FAIRE ? LES PISTES
Dans son rapport de 2012 « pour une fiscalité numérique neutre et équitable[5] », le président de la commission des finances du Sénat, Philippe MARINI, a proposé une taxe sur la publicité en ligne, due par les services de publicité sur Internet – d’où son surnom de « taxe Google » – et assise sur le sommes payées par les annonceurs[6].
L’objectif était de frapper de manière indirecte les bénéfices des géants d’Internet qui échappent à l’impôt sur les sociétés. Mais voilà : ces entreprises américaines sont dans une telle position dominante sur leur marché que toute taxe serait immédiatement et intégralement répercutée sur les annonceurs français… dégradant un peu plus la compétitivité de nos entreprises par rapport à leurs concurrentes américaines.
Le même raisonnement s’applique à la taxe sur le commerce électronique que proposait également Philippe MARINI : trop faible pour contraindre les grands acteurs américains, elle serait trop forte pour leurs concurrents français… Ces deux démarches illustrent là encore l’attention du Sénat pour le phénomène du Net, et sa préoccupation renouvelée d’apporter des remèdes à la brèche ouverte.
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Dans le rapport sur la fiscalité numérique qu’ils ont remis en janviers dernier, Pierre COLLIN et Nicolas COLIN (respectivement conseiller d’Etat et inspecteur des finances) ont proposé une autre piste originale, qui a suscité aussi un vif intérêt. Ils observent que la véritable richesse des entreprises de l’économie numérique, leur véritable source de profit, ce sont les données personnelles.
Ces données personnelles, collectées de manière systématique auprès de leurs utilisateurs et traitées en temps réel, permettent aux entreprises du Web de mesurer la performance de leurs applications, d’améliorer leurs fonctionnalités, d’offrir à leurs clients des publicités ciblées en fonction de leurs goûts ou de ceux de leurs « amis », etc. Et, bien sûr, ces données peuvent être revendues à d’autres entreprises ! Le rapport Colin assimile cette richesse, qui est à l’origine de la valeur boursière considérable des géants du Net, à un véritable « travail gratuit » des utilisateurs, transformés en « auxiliaires de production quasi-bénévoles », qui bénéficient d’applications quasi-gratuites en échange.
C’est d’ailleurs le propre du net, basé sur un écosystème multipolaire, dont les facettes sont tantôt gratuites, tantôt payantes.
L’idée du rapport Colin est donc de faire des données personnelles une nouvelle assiette fiscale, pour imposer enfin les entreprises du numérique à un juste niveau. Ces données présentent en effet l’avantage d’être « au cœur de la création de valeur, faciles à rattacher au territoire et communs à tous les modèles d’affaires » de l’économie numérique.
Mais Pierre COLLIN et Nicolas COLIN reconnaissent eux-mêmes qu’une fiscalité spécifique fondée sur l’exploitation des données personnelles ne peut être que transitoire, comme une sorte d’écotaxe « prédateur – payeur » ! …
Le véritable enjeu, la seule solution viable à long terme, c’est bien la relocalisation de l’assiette de l’impôt sur les sociétés.
Or, à ce jour, nous en sommes loin, car pour ce faire, il faudrait un consensus mondial.
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En négociation depuis 2001 (c’est dire si c’est laborieux…), le projet ACCIS[7] vise à harmoniser l’assiette de l’IS pour les groupes de sociétés au sein de l’Union européenne. L’assiette serait calculée à l’échelle de l’UE de manière « consolidée », puis répartie entre les différents Etats membres selon trois critères économiques :
– 1/3 pour les immobilisations corporelles ;
– 1/3 pour le chiffre d’affaires (dans l’Etat de destination) ;
– 1/3 pour la main d’œuvre (en effectifs et en masse salariale).
Mais, on le voit bien, ce projet ne tient pas compte des actifs incorporels : il n’est donc pas adapté aux spécificités de l’économie numérique.
En fait, si l’on veut rétablir la base taxable de l’IS, la véritable solution consiste à s’accorder sur une notion d’« établissement stable virtuel » qui permette d’appréhender dans chaque Etat l’activité des géants du numérique, fût-elle faite de clics, de publicités et de téléchargements. Concrètement, il s’agirait de diviser le bénéfice mondial en autant de quotes-parts nationales proportionnelles à l’activité réalisée dans chacun des Etats, mesurée par exemple grâce à l’exploitation des données personnelles.
Ce travail de longue haleine ne peut se faire que dans le cadre de la renégociation des conventions fiscales bilatérales, sous l’égide de l’OCDE. C’est là toute la difficulté, mais c’est aussi là que nous devons placer nos espoirs.
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Nous avons beaucoup parlé de l’impôt sur les sociétés, mais tous les impôts sont bien sûr concernés. Je voudrais juste dire quelques mots sur la TVA, qui concentre elle aussi de grands enjeux.
En matière de TVA, des progrès notables ont été réalisés – à grand peine – en ce qui concerne le commerce de biens immatériels : à partir de 2015, la TVA sera facturée au taux en vigueur de l’Etat de l’acheteur, en vertu du « principe de destination ». En d’autres termes, un marchand de musique en ligne comme iTunes, qui bénéficie aujourd’hui d’une TVA à 15 % du fait de son installation au Luxembourg, devra à partir de 2015 facturer sa TVA au taux français… à condition bien sûr que les Etats membres coopèrent loyalement puisque l’entreprise peut choisir le « guichet unique » du pays de son choix. Rappelons qu’en 2008 – et c’est déjà ancien –, on estimait à 300 millions d’euros le manque à gagner de TVA pour la France en matière services en ligne, et à près de 600 millions d’euros à horizon 2014[8].
Pour mémoire, en matière de vente en ligne de biens matériels, c’est déjà le « principe de destination » qui s’applique dès lors que le vendeur réalise un chiffre d’affaires supérieur à 100 000 euros. En revanche, en-dessous de ce seuil, c’est le « principe d’origine » qui prévaut.
CONCLUSION
La disproportion manifeste entre la richesse des géants du numérique et le peu d’impôts qu’ils paient constitue pour les Etats souverains un défi sans précédent historique.
Je l’admets bien volontiers : les Etats sont aujourd’hui tiraillés entre la nécessité d’attirer ces entreprises par des dispositifs incitatifs, et celle non moins impérieuse, de collecter l’impôt à son juste niveau.
Il faut bien sûr poursuivre les efforts pour relocaliser les bases taxables, y compris par l’exploration des solutions les plus originales.
A cet égard, il faut à mon sens éviter de ne voir en la fiscalité qu’un élément de seule justice sociale, et prendre acte de la mondialisation (voire de la « globalisation ») de l’économie, et de la contamination du numérique, qui se généralise à l’ensemble de l’économie, et qui déplace la matière fiscale.
Ces deux phénomènes créent une érosion exponentielle de la matière fiscale, ayant pour cible les pays qui n’en ont pas mesuré la réalité.
Si nous voulons éviter une course délétère au moins-disant fiscal, je ne vois, à terme, qu’une seule solution, il faut repenser totalement notre système fiscal et social. Il faut offrir à nos entreprises un impôt sur les sociétés raisonnable et homogène, et reporter une part non négligeable de la charge fiscale et sociale sur des impôts à l’assiette large, peu sensibles à l’optimisation, et qui présentent en plus l’avantage de peser sur les importations tout en favorisant les exportations, afin de protéger les Etats consommateurs. Je pense bien sûr, entre autres, à la TVA, mais il s’agit là d’un débat beaucoup plus large, qui j’espère pourra s’ouvrir dans notre pays face à l’urgence prégnante qu’impose la révolution numérique.
Je vous remercie.
[1] Rapport d’information fait par Albéric de Montgolfier et Philippe Dallier sur le rôle des douanes dans la vente en ligne.
[2] CNN, 14 février 2012, avis n°8 relatif aux pistes de réflexion en matière de fiscalité du numérique.
[3] Plus précisément, l’article 5 du modèle de l’OCDE définit l’établissement stable comme « une installation fixe d’affaires par l’intermédiaire de laquelle une entreprise exerce tout ou partie de son activité ».
[4] Le reste étant taxé au taux irlandais, soit 12,5 %…
[5] Rapport de Philippe Marini, 27 juin 2012, Une feuille de route pour une fiscalité numérique neutre et équitable.
[6] Au taux de 0,5 % pour une assiette comprise entre 20 et 250 millions d’euros, puis 1 % au-delà.
[7] Assiette commune consolidée de l’impôt sur les sociétés : proposition de directive 212/4 du 16 mars 2011.
[8] Greenwich Consulting, 2009, « Evaluer l’impact du développement d’Internet sur les finances de l’Etat », étude réalisée pour le Sénat.
Compte-rendu du colloque « Crise des finances publiques et évasion fiscale »
du vendredi 15 novembre 2013
Michel Bouvier, Professeur à l’Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Président de l’Association pour la Fondation Internationale de Finances Publiques (FONDAFIP), a souhaité exprimer ses remerciements au Président du Sénat, Jean-Pierre Bel, pour avoir accepté d’apporter son haut patronage à ce colloque et de l’avoir accueilli dans les locaux prestigieux du Palais du Luxembourg. Il a également adressé ses remerciements à la délégation canadienne de l’Association de planification fiscale et financière (APFF) ainsi qu’à Me Maurice Mongrain, Président-directeur général de l’APFF, et à Me Chantal Jacquier, Présidente du comité de la Revue de la planification fiscale et financière de l’APFF.
L’Ambassadeur du Canada en France, Lawrence Cannon, a rappelé les risques que la crise de 2008 a fait peser et continue de faire peser sur les finances publiques et a souligné que l’évasion et l’évitement fiscal ont non seulement un impact négatif en termes de recettes mais qu’ils tendent également à miner la confiance au sein des pays. La représentante du Délégué général du Québec à Paris, Madame Houdet, revenant sur les difficultés soulevées par l’évasion et l’évitement fiscal, a salué l’initiative de FONDAFIP et de l’APFF d’organiser ce colloque. Me Maurice Mongrain a souligné les enjeux financiers communs à la France et au Canada. Le Professeur Michel Bouvier a enfin rappelé que la question de l’évasion fiscale au sens large renvoie aussi bien à celle de l’équilibre budgétaire qu’à celle de la justice fiscale.
Dans un premier rapport introductif, Suzanne Landry, Professeur à l’École des Hautes Études Commerciales de Montréal, Membre du conseil d’administration de l’APFF, a présenté les réformes réalisées au Canada en matière de lutte contre l’évasion et l’évitement fiscal et a indiqué qu’une étude en cours de réalisation sur « l’agressivité » fiscale des sociétés canadiennes révèle que le taux d’imposition effectif de ces sociétés est bien inférieur au taux d’imposition légal au Canada. Dans un second rapport introductif, le Professeur Michel Bouvier a plus particulièrement insisté sur le fait que la lutte contre l’évitement de l’impôt appelle un changement de conception de notre modèle de société, confronté à l’évolution du monde et notamment au phénomène de globalisation.
La première table-ronde, présidée par Me Chantal Jacquier, était consacrée à la lutte contre l’évasion fiscale en tant qu’impératif pour la soutenabilité des finances publiques. Jean-Marie Monnier, Professeur à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et Aurélien Beleau, doctorant à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, ont montré comment les économistes appréhendent la question de l’évasion fiscale. Gilles Larin, Professeur et titulaire de la Chaire de recherche en fiscalité et en finances publiques de l’Université de Sherbrooke, dans sa présentation préparée en collaboration avec Lyne Latulippe, Professeur à l’Université de Sherbrooke, a commenté la situation des finances publiques au Québec et au Canada. Il a indiqué les facteurs associés à l’évasion et à l’évitement fiscal abusif et a précisé quels étaient les mécanismes de contrôle existants, dont l’application se fait progressivement selon le niveau de conformité des contribuables, lequel niveau est toutefois difficile à déterminer lorsqu’il est question d’évitement fiscal. Edouard Marcus, Sous-directeur de la prospective et des relations internationales à la Direction de la législation fiscale, est revenu sur les moyens mis en œuvre en France pour lutter contre l’évasion fiscale, notamment en matière de TVA dans le cadre de la lutte contre les carrousels, et a souligné que, dans l’Union Européenne, même s’il existe une coopération étroite entre les États membres avec des échanges d’information, la liberté de circulation rend la lutte contre l’évasion plus difficile.Pascal Saint-Amans, Directeur du centre de politique et d’administration fiscales de l’OCDE, a rappelé que l’OCDE lutte depuis de nombreuses années contre l’évasion fiscale et qu’elle est à l’origine d’avancées notables dans ce domaine, avec un net essor ces dernières années de conventions d’assistance et d’échanges d’information entre les États.
A l’occasion de la pause déjeuner, Me Chantal Jacquier a tiré parti d’un passage des Voyages de Gulliver sur les précédents judiciaires au XVIIIe siècle pour expliquer brièvement comment, en common law, la règle du précédent a évolué jusqu’à nos jours au Royaume-Uni et au Canada, et pour commenter deux décisions récentes de la Cour suprême du Canada en matière fiscale à cet égard.
La deuxième table-ronde, présidée par André Barilari, Inspecteur général des finances honoraire, Vice-président de FONDAFIP, portait sur les nouvelles figures de l’évasion fiscale. Jean-Pierre Lieb, Chef du service de la fiscalité de la Direction Générale des Finances publiques, a rappelé trois principaux facteurs qui favorisent et confortent certains montages agressifs : l’instabilité des normes qui favorise le contournement de la loi, la compétition fiscale avec l’existence d’États non coopératifs et enfin les nombreuses entraves à l’autonomie fiscale des États comme les zones de libre-échange. Agathe Simard, Directrice de l’intégrité et de la recherche en matière de planification fiscale agressive à Revenu Québec, a présenté les mesures fiscales que le Québec a récemment introduites afin de déceler les planifications fiscales agressives auxquelles il doit s’attaquer. Elle a indiqué que la concurrence fiscale est présente même à l’échelle canadienne et que c’est un enjeu auquel le Québec doit faire face. L’échange d’informations et la collaboration entre les juridictions sont essentiels et des actions concertées peuvent en conséquence être entreprises. Me Nathalie Goyette du cabinet d’avocats Wilson et Associés à Montréal est revenue sur la distinction entre évasion fiscale et évitement fiscal au Canada : l’évasion relève du droit criminel et consiste à éluder l’impôt par des procédés illégaux; l’évitement consiste à obtenir, par une planification fiscale, un résultat qui n’est pas conforme à l’objet de la loi ou qui est abusif. Elle a fait état des moyens développés par le Québec et le Canada, ainsi que des doctrines judiciaires élaborées par les tribunaux, pour contrer tant l’évasion que l’évitement fiscal. Charles Guené, Vice-président du Sénat, a montré comment l’économie numérique tend à favoriser la logique de l’évasion fiscale, par exemple en découplant le lieu du service rendu et le lieu d’implantation de l’entreprise. Il a rappelé que plusieurs pistes sont actuellement à l’étude en France comme la mise en place d’une taxe sur la publicité en ligne.
La troisième table-ronde, qui était présidée par le Professeur Marie-Christine Esclassan, Secrétaire générale de FONDAFIP, portait sur les nouveaux modes de prévention et de répression de l’évasion fiscale. Sébastien Jeannard, Maître de conférences à la Faculté de droit de Poitiers, Trésorier de FONDAFIP, a présenté l’état de la coordination de la lutte contre la fraude fiscale au sein de l’Union européenne et a souligné que si de nombreux instruments ont été mis en place, notamment par la directive UE du 15 janvier 2011, des lacunes demeurent. Olivier Fouquet, Président honoraire de Section au Conseil d’État, a insisté sur le fait que contrairement aux idées reçues, la sécurité fiscale et la lutte contre la fraude et l’évasion fiscales sont parfaitement compatibles. A cet égard il a déploré l’instabilité fiscale qui conduit à complexifier le système fiscal français et à introduire davantage d’inégalités entre les contribuables. Jean-Raphaël Pellas, Professeur à l’Institut supérieur du Commerce, Chargé de mission à FONDAFIP, a procédé à une présentation des nouveaux instruments de répression contre la fraude fiscale en France, notamment la pénalisation de la fraude fiscale et la rationalisation des pouvoirs de contrôle de l’administration fiscale. Jérôme Michel, Maître des requêtes au Conseil d’État, après avoir préalablement rappelé que le juge administratif n’est pas un juge répressif, au contraire du juge pénal, mais celui de la légalité de l’impôt, a souligné que le juge administratif veille à trouver un équilibre entre la nécessité de réprimer la fraude fiscale et la protection des droits fondamentaux. Marc Noël, Juge à la Cour d’appel fédérale au Canada, a illustré, à l’aide des décisions rendues par la Cour suprême du Canada, comment la règle générale anti-évitement édictée par la loi a été jusqu’ici interprétée et appliquée au Canada. Il en a conclu que la vraie vocation de la règle générale anti-évitement est peut-être de permettre aux tribunaux de colmater les brèches législatives évidentes que le contribuable choisit d’exploiter.
A l’issue des travaux du colloque et des questions posées par l’assistance, le Professeur Marie-Christine Esclassan a annoncé que les Actes du colloque seront publiés dans la Revue Française de Finances Publiques et dans la Revue de planification fiscale et financière de l’APFF.
Compte-rendu rédigé par Solène Le Moal, Emilie Moysan et Carine Riou